La Bretagne

La Bretagne

Entretien avec Yannick Le Bourdonnec

Je suis d’Armorique. Du Finistère. La Bretagne est mon socle. [...]

Depuis quand votre famille est-elle implantée en Bretagne ?

Leclerc n’est pas un nom breton. Mon grand-père paternel était francomtois, descendant d’une lignée d’artisans, imprimeurs ou orfèvres. En épousant ma grand-mère, une Kerouanton (voilà un nom de pure souche !), ce militaire, agrégé de lettres et passionné d’histoire, est venu fonder une famille sur le bord de l’Elorn, dans le Finistère. La génétique a conforté le processus quand mon père Edouard s’est épris d’une jolie Landernéenne, Hèlène Diquélou, de sang bigouden. C’est surtout ma mère qui a fait l’éducation culturelle de la nichée, et suscité l’engouement pour le patrimoine local. Nous avons découvert en famille la Bretagne profonde, au gré de nombreux week-ends passés à arpenter la campagne, à découvrir les églises, les enclos paroissiaux, l’artisanat, les fermes et la paysannerie, sans le « conducteur » d’une littérature bigote, sans donner du crédit à une Bretagne de carte postale montrant les habitants toujours en costume du dimanche. Avec l’un de mes oncles, Guy Leclerc, professeur d’histoire, passionné d’archéologie, et d’histoire économique, nous avons, fréquemment le week-end, parcouru la Bretagne intérieure, plus pauvre, plus secrète, quelquefois mystique, avec ses kilomètres de talus, ses centaines de calvaires, ses villages de maisons grises ou blanches protégées d’ardoises, blottis autour de leur clocher.

Il est étonnant de vous entendre parler ainsi de la Bretagne intérieure. Vous êtes marin, régatier, Cap Hornier. On connaît vos penchants maritimes !

J’aime caboter le long des côtes, de Saint-Malo au Golfe du Morbihan. Une côte encore largement préservée, et parfois sauvage, dont parlent René Huguenin, Julien Gracq ou Queffélec (les Queffélec !). Au Nord, ce sont les Abers, les plages ventées de Kerlouan à Roscoff, les grosses pierres granitiques qui s’érodent en boules à Plouescat et à Perros. Au Sud, ce sont les longères ou les belles maisons à véranda qui bordent les douces rives de l’Odet, de l’Aven, et du Belon, jusqu’à l’embouchure de la Vilaine. Cette confrontation de la terre et de la mer me vivifie. Les senteurs de l’océan m’enivrent. J’aime la plénitude des paysages. La multiplication des effets de lumière, les couleurs saturées après une bonne giboulée, les variations chromatiques sur le rocher, sur la rouille des bateaux ou sur l’ardoise des maisons, me comblent plus que le soleil du midi. Tout jeune, j’adorais accompagner mon père (qui, comme tout bon breton de l’époque, « ne savait pas s’il savait nager ») pêcher mulets et tacots à l’aplomb de la vieille « Jeanne d’Arc » ancrée paisiblement sur l’Aulne dans l’attente d’une prochaine démolition. A l’heure de la renverse, nous allions nous abriter du courant dans toutes ces petites criques schisteuses qui cisèlent le goulet de la rade de Brest. Aujourd’hui encore, il m’arrive de rester pendant des heures à regarder la marée recouvrir les parcs ostréicoles de l’Abervrac’h et de Lanildut. J’aime marcher jusqu’à l’épuisement sur les grandes dunes de Keremma ou du Vougot. Je peux m’enivrer d’air salin sur les sentiers douaniers d’Ouessant.

Je sais que vous n’y habitez plus en permanence. Retournez-vous souvent dans l’Ouest ?

La vie familiale m’entraîne assez souvent sous les cieux du Périgord et mon métier exige que nous ayons nos bureaux à Paris. C’est évidemment la conséquence d’un réseau de transport trop centré sur la capitale. J’utilise tous les prétextes professionnels pour retourner en Bretagne. J’y suis au minimum tous les mois. Désormais j’ai même une excuse très sérieuse : le Fonds Hélène et Edouard Leclerc pour la culture. Ce n’est pas une fondation d’entreprise, mais ce lieu je l’ai voulu et je prends du plaisir à le faire vivre. Fromanger, Kersalé, Miro…ces trois premières expositions ont très vite installé ce fonds culturel dans le paysage des musées qui comptent dans le Grand Ouest. Je n’en suis pas peu fier !

Il y a, aussi, la maison familiale. Elle est toujours ouverte pour pouvoir accueillir l’un de nos 600 adhérents. Et puis, les vrais amis savent entretenir la flamme. L’ex-patron des Centres E. Leclerc de Bretagne, Jean-Michel Bordais, est de ceux-là. Dans le groupe, il a longtemps été en charge des relations avec les petites et moyennes entreprises, c’est l’un des fondateurs de Produit en Bretagne, un beau label qui a fêté ses 20 ans en 2012. Il nous arrive souvent tous les deux, de prolonger nos longues séances de travail par une virée dans l’archipel des Glénans. Et ce n’est pas sans malin plaisir qu’ensemble, très illégalement, nous allons pêcher quelques crevettes aux abords d’une île qui appartient à mon ami Vincent Bolloré ! Il nous arrive aussi, au moins une fois par an, de pousser la proue jusque dans le port de l’île de Sein, l’occasion de partager l’apéritif avec les familles sédentaires et de faire honneur au fameux ragoût de homard « Chez Brigitte ».Là, on sent la passion …Je suis passionné de voile. Je n’ai jamais résisté à l’attraction des paysages violents de la baie des trépassés, de la diabolique chaussée de Sein ou des caillasses noires qui pavent le passage du Fromveur. Je suis encore plus sensible à l’accueil des hommes et des femmes, tout le long de cette côte. Au premier abord, on pourrait dire qu’ils sont distants, un peu froids même ! Mais c’est parce qu’ils sont plein de pudeur et qu’ils se protègent des effluves touristiques. Il y a, n’en doutez pas, derrière ces regards noirs et ces paupières plissées, une authentique générosité. Oui, j’ai connu des hommes d’action qui passaient des heures à se shooter en écoutant de la grande musique classique. D’autres qui s’épuisent, clubs de golf sur le dos, sur les greens des grands parcours français. D’autres, enfin, qui évacuent leur stress en tirant sur un gibier que les rabatteurs peinent à faire voler. Moi, si je n’ai pas ma dose d’iode et d’embruns, d’odeurs d’étoupe et de coltar à calfat, et de cet entêtant petit relent d’ammoniaque qui traîne sur la criée après le ramassage du poisson, je me sens neurasthénique.

On comprend l’engouement pour tel ou tel paysage, mais en même temps, l’histoire de ces 50 dernières années en Bretagne n’est pas simple. Elle a été riche de manifestations, de coups de gueule, de violences, et d’ambiguïtés avec la modernité industrielle ! Cette Bretagne que vous nous décrivez a beaucoup changé ?

La Bretagne est l’une des régions françaises qui a le plus bougé. Cette évolution est même très spectaculaire. Depuis les années 60, j’ai vu ce pays trop rural, éloigné des réseaux terrestres d’échanges européens, se relever et se doter d’une identité nouvelle. Il n’y a pas eu besoin de jeter aux orties les images romantiques qui masquaient une Bretagne pauvre, méprisée par le pouvoir central et ridiculisée sous la forme de Bécassine. Voilà un fonds de commerce dont mes compatriotes se sont habilement servis pour garnir les musées. La Bretagne n’arbore plus ses sabots qu’à la devanture des boutiques pour touristes.

Dans votre secteur aussi, l’Armorique a constitué un sacré vivier.

La Bretagne a su très tôt monter dans le train de l’ère post-industrielle en développant de solides activités dans le secteur tertiaire (le transport, le tourisme, les services informatiques, et bien sûr le commerce. C’est à Nantes que la famille Decré, propriétaire de grands magasins traditionnels, a lancé, juste après la création de Carrefour, un réseau d’hypermarchés sous l’enseigne Record,  racheté ensuite par Continent puis Carrefour. C’est de Brest que Jean Cam a créé la société Rallye, qui fut l’un des fleurons du groupe Casino. Jean-Pierre Le Roch, le fondateur d’Intermarché, a, toute sa vie durant, piloté le groupe des mousquetaires depuis le golfe du Morbihan. C’est encore un dynamique breton, Louis Le Duff, qui installe partout dans le monde, du Japon à la Californie, ses magasins à l’enseigne de La Brioche Dorée. On pourrait en citer bien d’autres… Tous, à l’instar de mon père Edouard, depuis son Landerneau natal, revendiquent la part d’énergie puisée dans le magnétisme qu’exerce ce vieux massif granitique.

Au-delà de l’origine géographique de ses fondateurs, la qualification de « groupe breton » a-t-elle un sens ? Qu’est-ce qui prédispose les Bretons à développer cet esprit d’entreprise ?

Il n’y a pas de spécificité bretonne dans la manière de gouverner une entreprise ou d’aborder les problèmes, mais il y a, incontestablement, une « personnalité bretonne » qu’on retrouve chez la plupart des dirigeants de l’Ouest. Peut-être parce qu’ils ne sont pas issus de la bonne noblesse ou de la grande bourgeoisie, la plupart des grands dirigeants (tels François Pinault, Yves Rocher, Pierre Legris ou Patrick Le Lay) sont des hommes de défi. Ils sont conquérants, ils sont bâtisseurs, ils sont « challengers ». Les pieds bien calés dans la glèbe, ils élaborent dans la durée un projet d’entreprise. Ils s’y investissent totalement, avec entêtement, sans tenir compte du qu’en dira-t-on. Tous ces hommes ont en commun d’avoir des convictions fortes, une inaltérable ténacité. Ils ne se sentent pas trop liés à un esprit de corps, de classe ou d’appartenance à une tribu sociale.