ÉCONOMIE
Actus / Débats
« Le cauchemar de Darwin » : L’enquête inachevée
Je suis allé voir, ce week-end, le film du cinéaste autrichien, Hubert Sauper. Ce documentaire soulève, depuis sa sortie en salle, de nombreux débats, notamment dans les cercles altermondialistes.
Le sujet : HS a enquêté sur l’impact écologique, social et politique de l’exploitation d’un poisson, « la perche du Nil », dans cette région de la Tanzanie. Ce poisson est un prédateur, originaire d’Éthiopie, qui a été introduit dans le lac Victoria dans les années 60.
- Désastre écologique : la perche a décimé les autres espèces.
- Impact économique : la pêche, devenue industrielle, est désormais la principale ressource d’exportation de la Tanzanie.
- Conséquence sociale : Toute une population anciennement agricole est venue se fixer sur les rives du lac. Misère, prostitution, sida, et malnutrition sont le lot quotidien de milliers de Tanzaniens réduits à manger les carcasses d’un poisson devenu trop cher pour le marché intérieur.
Le débat : Si je suis allé voir ce film, c’est moins pour ses qualités esthétiques et cinématographiques (pas évidentes du tout) que parce qu’il sert d’argument à des appels au boycott. La perche du Nil est en effet commercialisée sur tous les étals européens. Forte est la tentation d’espérer améliorer le sort des Tanzaniens en procédant par la pression. L’ONU, la Banque Mondiale et la Commission Européenne ont co-financé l’installation des pêcheries. Difficile pour ces institutions de rester indifférentes à la pression des ONG et des consommateurs…d’autant qu’on parle aussi, dans cette affaire, de trafic d’armes.
Mon opinion : J’ai été, comme tous les spectateurs dans la salle, évidemment bouleversé par la détresse de toute une population marginalisée, réduite à quémander, dans des conditions sanitaires et alimentaires scandaleuses. Mais comme les autres spectateurs anonymes dont je cherchais à connaître l’avis en sortant de la salle, j’ai trouvé ce film très frustrant. Aussi suis-je allé sur internet rechercher les interviews que j'ai pu trouver de l’auteur. HS dit qu’il a voulu montrer comment un processus de développement, même bien intentionné, produit des effets économiques, sociaux et environnementaux étroitement corrélés les uns avec les autres. Il insiste d’ailleurs pour dire qu’il aurait pu tourner le même sujet dans les mines de Centre Afrique ou dans les exploitations de café ou de cacao des pays tropicaux. Véritable métaphore de la mondialisation actuelle, ce film voudrait démontrer les effets pervers de l’insertion d’un pays (la Tanzanie) dans le commerce international. HS ne milite pas pour une alternative quelconque. Son travail de cinéaste s’arrête là : « Une petite pièce du puzzle, de ce manque de conscience de notre époque ».
Boycott ou pas boycott : Par delà ce qu’a voulu HS, c’est la question à laquelle il nous faut répondre. Le débat a fait rage en Suisse. La chaîne de distribution MIGRO a répondu qu’elle continuerait de vendre la perche du Nil, considérant qu’un boycott n’aurait aucun effet positif sur les populations locales. Mais d’autres enseignes, comme COOP, ont annoncé qu’elles étudiaient le retrait de ce poisson de leurs étals.
J’ai été tenté de faire de même. Débat à l’interne. Question : avons-nous tous les arguments pour procéder de la sorte. Sommes-nous sûrs de l’impact ?
De fait, le film est partial. Questionné par un internaute, il y a déjà un mois, j’avais fait faire quelques recherches.
1) Le désastre écologique est évident. En détruisant les autres espèces, la perche du Nil a privé les pêcheurs d’une activité lucrative. L’industrialisation des pêcheries a causé des dommages dans l’environnement. Mais a contrario, arrêter la commercialisation n’aura d’autre effet que de renforcer la prédominance du prédateur. Et peut-on techniquement faire marche arrière ?
2) Le documentaire est très démonstratif de la précarisation et du désespoir des populations périphériques aux activités de pêcherie. Mais, somme toute, ce même constat peut être fait dans toutes les villes de Tanzanie. Pour avoir stationné à Dar es Salam ou à Arusha, je peux témoigner que, partout, ce sont les mêmes scènes d’alcoolisme, de drogue, de prostitution, etc… Boycotter les pêcheries n’y changera rien, ni sur les bords du lac Victoria, ni ailleurs en Tanzanie.
3) Le film a ceci d’irritant : HS n’interroge aucun salarié, aucun cadre, aucun pêcheur. On ne connaît pas les salaires, la répartition des profits et les revenus globaux de cette activité. Difficile d’imaginer que toutes nos institutions aient financé cette industrialisation sans qu’au moins, sur le plan économique, il n’y ait quelque avantage pour la population.
Quand même ! Je lis dans « Libé » du 2 mars 2005 que les deux mille et quelques tonnes commercialisées sur le marché français en 2004, ont fourni neuf millions d’euros de revenus à la Tanzanie. Dans « Le Progrès » du 19 avril, on chiffre à deux cent mille tonnes par an la production de ce poisson dont les devises récoltées sont utilisées en priorité pour rembourser la dette extérieure du pays (80 millions de dollars d’intérêts annuels).
Conclusion provisoire : J’exclus le boycott. HS est le premier a reconnaître que ce serait contre-productif. Pour les pêcheurs : baisse de revenus ; pour les employés des usines : chômage. Pour le pays, absence de recettes, etc…
Puisque nous sommes nous-mêmes interpellés, en tant que distributeur et citoyens, essayons de réagir efficacement.
a) Je vais demander aux institutions qui ont accompagné ce projet de nous présenter l’ensemble de leur argumentaire et un état des lieux indiscutable.
b) N’étant jamais aussi bien servi que par soi-même, je vais proposer à quelques-uns de mes cadres de se rendre sur place et de réaliser un audit social et économique.
c) Enfin, sur la base de ce travail, je vais prendre contact avec Max Havelaar et des ONG impliquées en Tanzanie pour voir si, concrètement, on ne pourrait pas mettre en place une filière « commerce équitable ». Et si l’on ne peut pas revenir sur le désastre écologique, au moins devrait-on, en contrepartie des achats, faire respecter une charte éthique.
Aux actes…
13 Commentaires
Je veux juste vous envoyer un e-mail, rien de plus, ou puis-je le faire? merci de votre réponse.
Pas de problème Françoise. Ecrivez-moi à l’adresse suivante : ACDLec, 52 rue Camille Desmoulins 92451 Issy les Moulineaux. Faites référence dès votre introduction à notre échange sur le blog… Cela m’arrivera directement.
Merci Sébastien pour vos encouragements. Florence, je ne sais pas s’il y a des besoins en ce moment dans nos équipes. Mais envoyez-nous de toute façon votre CV à l’adresse ci-dessous et à l’attention de Charles Ly Wa Hoï, en vous référant à cet échange sur le blog.
ACDLec, 52 rue Camille Desmoulins 92451 Issy les Moulineaux.
Par le biais du journal "Le Monde" je prends connaissance de votre "tribune" et je lis votre commentaire du "cauchemar de Darwin", tout d'abord
j'apprécie particulièrement que vous fassiez état de ce documentaire , qu'il vous interpelle , c'est tout à votre honneur .
Je note "boycotter les pêcheurs n'y changera rien"
et "Difficile d'imaginer que toutes les institutions aient
financé" . pour ce dernier point je crois , malheureusement , que cela est possible et pour le
premier c'est hélas certainement possible et c'est ainsi que l'état des choses reste pendant , des décennies .
Hélas , trop souvent , le développement ne prend pas en compte les populations ...
C'est la problématique des produits en développement
, le café en est un exemple , parmi d'autres , un reportage sur Arte montrait le cas de l'Ethiopie et de
l'aide fournie par une firme allemande à la commercialisation de cafés très rares et cultivés par
de petits cultivateurs , la solution se trouve , en partie là .
Dans le domaine du vin procurez-vous Mondovino de
Nositter et lisez le message sous jacent ...
Et pour vous c'est facile interrogez-vous sur le coût réel
du vin fob au Chili et en Australie et pensez aux petits viticulteurs de France et de Navarre .
Bonne journée
Bienvenue sur ce blog. Je vous ferai part évidemment des résultats de l’audit que j’entreprends, comme annoncé dans cette note. Tout ce qui sera possible, j’essaierai de le faire. Vous citez des exemples en Ethiopie ou au Chili. Je pense les connaître. Mon enseigne y est d’ailleurs engagée. Autour de moi, les cadres sont vraiment motivés. Personne ne conteste les ravages d’une politique industrielle hyperproductiviste, ni le développement de ce modèle sur des populations sous-développées. Mais de la critique, il faut passer à l’action. « J’achète » vos idées…(si vous le permettez !).
Le cauchemar chez Leclerc
Darwin veut envahir l’Europe à Melilla
Que d’émotion à suivre l’actualité au jour le jour ! Hier, avant-hier déjà, peut-être, ce matin encore et ce midi, ma radio d’information aura su, très journalistiquement, distiller l’émotion et la révolte humanitaire(impuissante ?) face aux événement dramatiques de Ceuta et Melilla. Aux marches de l’Europe de Schengen, face aux caméras de télévision, désormais, il parait légitime de tirer à balles réelles sur les émeutes de la misère africaine. Désormais, en vagues incessantes, tous les 7 mois une vague plus grosse que les autres, la misère errante s’attaque aux digues de la richesse qui a si peur du noir. Tout un continent est en perdition dans les yeux effrayants de ces centaines, de ces milliers d’émigrants du désespoir absolu et moi je me refuse à allumer mon poste de télévision. Le son me suffit bien pour que la conscience de ce cauchemar m’explose entre les oreilles… et, je ne sais pas trop pourquoi, ce midi, en faisant mes courses au Leclerc de Bayonne nord, j’ai repensé à ce printemps, ce printemps du Cauchemar de Darwin, il y a plus de six mois maintenant. On oublie moins vite les émotions sur grand écran… Ce doit être une question de quantité, ouais, quantité d’images, de sons, d’informations qui se chevauchent et s’effacent l’une après l’autre, sauf à les passer en boucle, des milliers de fois la même pensée unique, la même idée qui devient donc obligatoirement, chimie de la conviction, une Vérité incontestable à la Huxley. Bref, désormais, le cinéma n’est plus qu’une petite niche où les chiens efflanqués peuvent encore aboyer quand la caravane ne passe plus pour eux. Ce printemps, à l’Atalante, donc, Ramuntxo nous a fait découvrir ce qui se cache derrière le commerce de la perche du Nil : un scandale inavouable pour tous les bien pensants de la décolonisation libérale, un vil et misérable trafique d’armes assassines dans un décor d’enfer dantesque. L’absence d’arêtes de cette pêche miraculeuse me restera à jamais planté dans la gorge. Pêche miraculeuse, oui, les âmes sensibles des Européens «civilisateurs» voulaient à toute force y croire car l’introduction artificielle des ces énormes poissons si extraordinairement protéiniques devait éradiquer les famines endémiques tout autour du magnifique lac Victoria. Et voici que tout d’un coup on retrouvait ces belles, ces énormes perches sur nos étals de poissonniers. Les surplus, sûrement… Comment faire comprendre au consommateur alpha + et epsilon tout à la fois qu’avec les perches ventrues c’est l’ineffaçable culpabilité de l’Europe colonialiste qui prend l’avion du retour pour nourrir à nouveau nos chères têtes blondes, les vendredi, jour du poisson ? Alors, nous les bêtas refusant l’abêtissement consumériste, nous avons eu envie de réagir, d’arracher cette arête empoissonnée, boycott ! avons-nous clamé avec toute notre conviction de révolte… Combien étions-nous à tenter de renverser virtuellement les étals ? À Bayonne, une petite poignée, tout au plus, mais notre détermination avait pourtant semblé pour le moins émouvoir quelques responsables locaux de la grande distribution. Pas tout de suite, évidemment, mais nos protestations directes et véhémentes à chaque fois que nous allions faire nos courses, relayant ainsi la campagne publique menée par le directeur de notre super cinéma arts et essai, avaient réussi à faire disparaître les poissons de la honte. Pendant des mois, la perche semblait bien boycottée par l’étal de mon poissonnier du Leclerc à Bayonne nord. Nous ne nous faisions pas grande illusion, mais, bon… il parait que la nouvelle poissonnerie qui vient de s’ouvrir à St Esprit n’en vend pas non plus dixit Ramuntxo sur le forum de Cinéma & Cultures. Et voici que ce vendredi, jour du rituel halieuticophile, la maudite perche a réapparu au Leclerc. Ma colère aurait-elle été plus mesurée sans l’émotion ravivée par les dizaines de morts de Melilla ? Je ne sais pas. J’ai vraiment eu l’impression de ne plus rien savoir de l’humanité de tous ces gens autour de moi dans ce grand magasin. Bien sûr, je n’ai pas eu le courage de foutre en l’air les foutus poiscailles, je suis resté très civilisé, très policé, tout juste un peu trop énervé, tout à coup. Fébrile d’indignation, voilà tout. Alors j’ai protesté, comme il y a quelques mois, auprès des employées de la poissonnerie. Comme il y a quelques mois, elles mon répondu, gentiment, qu’elles n’y pouvaient rien, que ce n’étaient pas elles les responsables, qu’elles avaient un patron… Quelle chance d’avoir un patron, hum, la colère m’égare !... Petite différence notable, il y a quelques mois, les mêmes vendeuses prétendaient ne rien savoir de cette histoire du Cauchemar de Darwin et c’était probablement vrai. Mais aujourd’hui, mince consolation, elles m’ont dit qu’elles savaient, qu’elles savaient mais… Mais mon cul c’est de la perche du Nil, merde ! Trop en colère aujourd’hui, je ne pouvais pas ravaler si vite la poutre dans mon propre œil révulsé d’horreur. Alors j’ai un peu bataillé pour voir à quoi ça ressemble un patron et lui causer des trafiquants d’armes qu’il couvre ainsi par son indifférence de petit commerçant. Il m’a écouté, poliment lui aussi ; j’étais juste un peu trop tremblant mais convainquant tout de même, je crois : il m’aura confondu avec un râleur professionnel et ne m’aura donc même pas vraiment entendu. Dingue ça, quand même ! Le directeur du Leclerc de Bayonne nord à qui, au printemps dernier, Ramuntxo Garbisu, directeur du cinéma l’Atalante, à Bayonne, a adressé plusieurs courriers pour l’informer du scandale autour de la commercialisation de la perche du Nil et qu’il, par souci pédagogique, aura même convié à une projection spéciale du Cauchemar de Darwin, ce cadre supérieur commercial s’est ouvertement foutu de ma gueule en faisant mine de ne pas comprendre le «problème», en niant avoir reçu ces courriers (une copine lui en avait envoyés aussi, des courriers personnels à ce sujet, je le sais) et en s’évertuant à prononcer « la Stalante» pour bien me montrer son mépris du cinéma arts et essai bayonnais… et moi je ne lui ai même pas cassé la gueule. Même pas. Je me suis senti désarmé face à un trafiquant d’arme recycleur d’affiches soixante-huitardes… et j’ai honte. J’ai même le trac de devoir aller vérifier, demain, si le «gentil» nouveau poissonnier de St Esprit dont Ramuntxo a fait la pub ne commercialise pas le poisson assassin. J’ai peur de constater que l’Afrique, désormais, n’est plus acceptable que comme un gros poisson mort sur nos étals. Je les renverrai bien, toutes ces perches, par-dessus les murs de Ceuta et Melilla, merde !
Le poisson bleu de la plèbe