Faut pas se prendre la tête

Presque tous les matins, suivant les arrivées successives au bureau, papotages et revue de presse informelle avec mes proches collaborateurs. La cafétéria tient lieu de quartier général. Dans mon équipe, Géry est en charge des relations avec les autres distributeurs indépendants dont notre partenaire Système U. C'est dire s'il suit avec intérêt tout ce qui concerne les stratégies d'enseigne. Il a aussi quelque (sic) bagage littéraire et philosophique et les débats sémantiques ne lui font pas peur. Mais l'excitation était à son comble quand il est venu nous lire à haute voix ce billet publié dans « Stratégies » du 10/3/2005. Il est signé de Patrice Chevallier de l'agence Chevallier Le Guillou. Le publicitaire commente la communication de Carrefour. Il énonce d'abord un postulat : « ...s'agissant de l'ordre marchand, on sait bien que les discours doivent être concrètement étayés.. ». Merci du rappel. La méfiance naturelle des consommateurs à l'égard des promesses commerciales se traduit rapidement en désaffection pour tous les affabulateurs et beaux diseurs incapables de prouver la réalité de leurs engagements. Au cas d'espèce, l'auteur se réfère à cette publicité de Carrefour « Mieux consommer, c'est urgent ». Il veut convaincre qu'à défaut de légitimité, le slogan de cette enseigne était exorbitant et donc creux ! Passons sur le débat de fond, qui aurait sans nul doute son intérêt. Mais ce qui nous a bien fait rigoler, c'est la prose de Monsieur Chevallier. En 1 600 signes environ, dans un style qui sent le cours de première année de sociologie à Nanterre, il affirme que Carrefour « cherche à neutraliser ce signifié (les prix) à travers un ensemble de signifiants ?le mieux consommer... et l'avenir de la planète... ». Or, l'enseigne « n'a pas d'emblée suffisamment d'autorité pour assumer cette double subsomption ». Comme si cela ne suffisait pas, il nous assène, en guise de démonstration, un morceau du meilleur Bourdieu (le Pierre Bourdieu du Collège de France) : « L'efficacité du discours performatif, qui prétend faire advenir ce qu'il énonce dans l'acte même de l'énoncer, dépend de l'autorité de celui qui l'énonce ». Ah, qu'élégamment ces choses-là sont dites. Pour s'imprégner du lyrisme, notre Géry reprend la phrase, scandant chaque mot, au risque de lâcher sa tasse de café (commerce équitable, bien sûr). Nous avons connu les années 80 (du siècle passé) au cours desquelles les publicitaires voulaient tous être des artistes. (Certains le furent). Dans les années 90, il fallait afficher sa modernité. Aujourd'hui, Pierre Chevallier annonce l'avènement du publicitaire épistémologue : langage inutilement complexe, discours délicieusement pédant, prétention d'arbitrer dans nos univers mercantiles, les stratégies d'enseigne ramenées à leur seul slogan. Et finalement, suprême élégance ou dédain ultime, renvoi dos à dos des acteurs, le distributeur et son agence, comme si notre publicitaire n'était pas lui-même à l'affût sur le marché. Que tout ça est bien compliqué ! S'il vous plaît, vous les Diaphoirus de la pub : quitte à philosopher sur la fonte du sucre autour de la cuillère, apprenez, comme Nietzsche, à faire fi de la morale kantienne et des formules pompeuses. Jetons-nous dans la mêlée, annonceurs et publicitaires, avec un peu d'humour et moins de prétentions. Oeuvrons ensemble pour produire un gai savoir esthétique et léger, qui réjouira lecteurs et consommateurs. Alors, oui, à cette condition, les « anti-pub » iront se rhabiller et les Français en redemanderont, je vous le garantis.