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André Gorz : la mort d’un philosophe

img_blog_021007_andre_gorz André Gorz et D. devant l'usine Renault-Billancourt - Février 1947 - © Suzi Pillet Dans la discrétion et la tendresse d’un amour de plus de 50 ans, le philosophe, André Gorz, et son épouse, Dorine, se sont donnés la mort, chez eux, à Vosnon, dans l’Aube. Ils n’auraient pas aimé figurer dans les rubriques nécrologiques, ils ne voulaient surtout pas de larmes, ni de discours emphatiques. Michel Comtat, Jean Daniel et Jacques Julliard leur ont rendu hommage (Le Monde et le Nouvel Obs du 27/09/07). Ils avaient tous lu ce message qui ponctuait « Lettre à D. » (éditions Galilée). « La nuit, je vois parfois la silhouette d’un homme qui, sur une route vide et dans un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C’est toi que le corbillard emporte. Je ne veux pas assister à ta crémation ; je ne veux pas recevoir un bocal de tes cendres… Et je me réveille. Je guette ton souffle, ma main t’effleure. Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. » Ils avaient vécu dans la communion, ils continueraient ainsi… Ils étaient tous deux rebelles à leur condition (demi-juif autrichien pour lui, fille de l’aristocratie anglaise pour elle, tous deux ayant rompu avec leur famille respective). Il fut très tôt remarqué par Sartre (c’est Gorz qui l’aborda). Il fut le grand penseur de la Nouvelle Division du Travail, et à ce titre, inspira les leaders de la CFDT. Toute sa vie, il ne cessa d’interpeller la gauche depuis les socio-démocrates (Olof Palme, Kreisky, Brandt) jusqu’aux utopistes italiens de « Lotta Continua ». On peut dire qu’il fut le père fondateur, avec Ivan Illich, de l’écologie politique. Mais André Gorz n’était pas seulement un homme de concept, un débatteur exigeant et patient. Il était un pédagogue formidable, un éveilleur de conscience, et malgré le besoin de s’isoler (et de protéger la fragile Dorine), il fut un homme à l’accessibilité toute paternelle pour les jeunes (étudiants, militants, journalistes ou chercheurs) qu’ils recevaient bien volontiers. J’aime bien cette description de Jean Daniel : « Au début, son ascétisme austère, son aspect malingre et luciférien, sa solitude jalouse, nous inquiétaient et nous en imposaient à la fois. » Très juste. C’est comme cela que je l’ai vu la première fois. J’avais 10 ou 12 ans. C’était en Bretagne. De lui, mes parents avaient dû me dire (ou je les avais entendus dire…) qu’il était un authentique révolutionnaire, un grand philosophe, qui cumulait des pseudos pour signer séparément sa production journalistique et ses écrits dans la revue « Les Temps modernes ». C’était aussi une manière affichée de rompre avec la symbolique d’une identité juive qu’il avait « trahie » (selon sa propre expression…dont il fit le titre de son premier livre, préfacé par Jean-Paul Sartre : Le Traître (éditions du Seuil). Evidemment, ce portrait trop rapidement brossé, cette réputation m’impressionnaient. J’imaginais une sorte de Joseph Kessel, ou encore un type plutôt dans le genre d’Alexandre Adler, gabarit compris. Et c’est complètement désarçonné qu’un jour je fus amené à lui ouvrir la porte du domicile. Avec son visage émacié, une calvitie frontale qui repoussait ses cheveux latéralement, à la Einstein, il tenait tout autant du grand Duduche que du Professeur Tournesol. Il avait la voix douce quand il me demanda très respectueusement si je voulais bien le guider vers mes parents. Ils étaient partis à la messe avec mes sœurs (pratique qui prit fin quelques semaines plus tard quand le curé, pendant le sermon, se piqua d’une diatribe contre les patrons en général et les commerçants en particulier. Le sang de mon père ne fit qu’un tour et nous prenant par la main, organisa grandiosement notre sortie, laissant sans voix le curé en chaire : « Venez les enfants, nous n’avons rien à faire ici »). - « A la messe ? Mais c’est intéressant. Est-ce que l’église est belle. Veux-tu que nous allions à la rencontre de tes parents. Ca me fera connaître un peu Landerneau. » J’étais troublé. Un Juif révolutionnaire dans une église ? Et puis, je ne le connaissais pas bien, moi, ce mystérieux philosophe. Imaginant mon émotion, visiblement amusé, il multiplia les signes de complicité, allant jusqu'à me prendre la main pour rejoindre la rue. Dehors, nous attendait une superbe voiture de sport, décapotable. Blanche (ou couleur crème, je ne sais plus), « une voiture américaine » comme j’en rêvais. Mais un "intellectuel marxiste" dans un tel carrosse? Bon, pourquoi pas ? A la télé, on voyait bien des dignitaires communistes traverser la Place Rouge dans d’énormes limousines pour rentrer au Kremlin. Il n’empêche, je n’en menais pas large en m’asseyant « à la place du mort » sous le regard étonné de nos voisins. En fait, je le soupçonne d’avoir aimé produire ce petit effet déstabilisateur sur ses interlocuteurs. Il respectait les autres, leurs conventions, leur religion, mais affichait volontiers sa différence. Dans sa manière de s’habiller : l’inspecteur Colombo n’aurait rien trouvé à redire (profitant d'un passage au magasin, ma mère un jour a décidé de l'habiller de pied en cape. Il s'est laissé faire comme un gosse mais sans doute pour se déculpabiliser, il posait des tas de questions sur les matières, leur résistance et leur durabilité.) Dans ses choix culinaires, sous prétexte de manger végétarien, il m’a fait découvrir les boulettes végétales et les semoules bio dans des restos écolos que je ne recommanderais jamais à personne. Dans sa manière de parler aussi, il se distinguait par cette voix douce, suave, mais pour dire des phrases définitives, tombant comme des sentences, ponctuées par la cigarette brandie au bout des doigts. Il est d’abord venu voir mes parents pour des raisons journalistiques. Il enquêtait sur les nouvelles organisations coopératives du monde agricole, sur les résistances corporatistes, l’adaptation du milieu ouvrier au processus d’industrialisation. Il suivait avec intérêt les mutations du discours syndical et politique dans cette France en voie d’urbanisation. Esprit subtil, foisonnant, il s’est intéressé au système Leclerc alors qu’il s'attelait à « La critique du capitalisme quotidien ». Se référant aux écrits de J.K. Galbraith, il présenta un jour, aux lecteurs du Nouvel Obs qui n’étaient pas forcément habitués à ce genre de débat, une analyse comparée des structures de Leclerc et d’Intermarché. Le document (1969) reste encore aujourd’hui la meilleure référence à cet épisode de l’histoire mouvementée de la distribution. Il s’impliqua aussi aux côtés de mon père en signant avec d’autres grands journalistes (François-Henri de Virieu, Alain Murcier et Alain Vernholes du Monde,) des tracts pour dénoncer les refus de vente des fournisseurs. Et aussi le dumping pratiqué par Monoprix qui voulait tuer dans l’œuf l’initiative de l’épicier de Landerneau. A la maison, les parents et lui discutaient beaucoup de l’émergence du PSU, des thèses de Serge Mallet ou de Michel Rocard, et des implications de l’évolution du capitalisme industriel vers une consommation de masse. Curieux tableau que de voir cet homme tout frêle dans l’immense transept de l’église du Folgoët, citer Marx et Lénine tout autant que les pères fondateurs du christianisme social. Il me semble que nos enclos paroissiaux résonnent encore des polémiques sur le modèle d’autogestion yougoslave, la révolution algérienne ou le socialisme cubain. Longtemps, cette image me poursuivra : André Gorz, emmitouflé dans un duffle-coat trop grand pour lui (que je lui ai vu porter pendant des années), marchant sur les dunes de Landéda, près de L’aber Wrac’h. Le vent n’a jamais eu raison de son agitation alors qu’il se lançait dans une discussion complètement surréaliste avec mon père et le Père Jaouen sur la manière de fabriquer une bombe atomique. André Gorz, alias Michel Bosquet, reporter au Nouvel Observateur, alias Gérard Horst, de son vrai nom… m’a offert son affection toute paternelle lorsque, étudiant, je vins vivre à Paris. Chez eux, dans le XIIIème arrondissement d’abord, Dorine et Gérard me firent rencontrer les intellectuels avec qui il entretenait les relations les plus denses : Edgar Morin, Ivan Illich, bien sûr, son quasi frère, Virilio, Herbert Marcuse, David Cooper (l’anti-psychiatre), Alain Touraine. Et aussi des syndicalistes italiens, des économistes (Mattick, Brunhoff...), tous plus ou moins en phase avec la théorie critique de l’Ecole de Francfort. Chez lui aussi, des médecins et des infirmières poursuivis pour avoir procédé à des avortements, des femmes de Bobigny et des salariés de Lip (il appréciait l'engagement personnel de Claude Neuschwander). Les jeunes journalistes de Libé ne le savent probablement pas. Mais il s'impliqua beaucoup pour trouver l'argent nécessaire au journal, comme le soutien obtenu auprès du Crédit Coopératif. Mais en lui, c’est Michel Bosquet qui me passionnait le plus. Jamais très loin des concepts et d’un esprit de système, cette facette du personnage avait le mérite de nourrir ma soif d’action. C’est lui qui me fit adhérer au mouvement écologiste naissant et poursuivre des études de philo. Il m’initia au journalisme en sollicitant des contributions pour des revues comme « La Baleine », « La Gueule ouverte ». C’est lui encore qui, découvreur de l’Américain Ralph Nader, l’avocat des consommateurs, me fit intégrer la première équipe de rédacteurs de « Que Choisir ». Presque aussi sérieusement, cet intellectuel urbain fut mon mentor en jardinage. Ma famille n’a jamais imaginé quel petit génie du compost je devins en fréquentant ce couple, digne d’un film de Tati, lors de leur installation en province. Conrad Lorenz vivait au milieu de ses oies. André Gorz ne quittait jamais, même dans la chaleur de l’été, ses vieilles vestes de velours côtelé pour aller observer l’activité des asticots, des vers de terre et des coccinelles dont la société grouillait à trente mètres de son bureau d’ascète. Son ami, Serge Lafaurie, co-fondateur du Nouvel Obs, venait-il s’entretenir avec lui des problèmes du journal ? Il lui fallait prendre la cognée, et sous le regard hilare de nos hôtes, fendre un bon stère de bois avant que d’avoir droit à déguster son bol de riz complet ! Oui, j’ai aimé cet homme-là, l’ancien étudiant chimiste, élève de l’école polytechnique de Lausanne, ce Géo-Trouve-Tout passionné par l’énergie solaire et les systèmes de production d’énergie alternative. André Gorz / Michel Bosquet a nourri les utopies de toute la génération des quinquas. Chez lui ou dans les locaux de l’association « Les amis de la terre » (anciennement, rue de la Bûcherie, juste en dessous de Greenpeace), nous étions quelques dizaines à vouloir refaire le monde. Autour de Brice Lalonde qu’il aimait comme un fils, Yves Lenoir, Dominique Simonet (aujourd’hui reporter scientifique à l’Express) et occasionnellement du Commandant Cousteau, de Teddy Goldsmith, de Puiseux, directeur des études économiques d’EDF…et tant d’autres. Il n’avait pas d’enfant. (J’ai longtemps été choqué par ses explications. Plutôt que de dire que Dorine n’aurait pas pu en porter, il s’aventurait sur des arguments politiques qui me paraissaient bien inacceptables, sauf à tuer toute espérance). Mais il savait transmettre. Pas simplement la parole, l’affection aussi. Par pudeur, je ne dirai pas ici tout l'amour que Dorine et lui m'ont offert, dans des moments qui me furent difficiles. Alors, à toi, Gérard, à toi, dite « K », mes parents et moi vous souhaitons une belle vie.

14 Commentaires

Je découvre cet homme, connu de nom et par ses ouvrages, à travers votre hommage.
A l'instar de ce que vous avez vécu, je souhaite à tous les enfants du monde de pouvoir grandir et se construire au contact d'hommes comme lui.
Voilà un morceau de vie que l'on ne vous connaissait pas Monsieur Leclerc.
On a de vous l'image d'un homme de Marketing et de commerce dont on ne sait pas toujours quelle part faire entre la sincérité et la communication.
C'est rassurant de constater que derrière l'enseigne et la bannière se trouve un homme sensible.
Bonjour M. Leclerc
Je ne connaissais pas le philosophe André Gortz, ni l'importance qu'il avait pu avoir pour votre génération.
Pouvez-vous me dire où et comment trouvez ses ecrits?
Je vous remercie par avance.
Cher Michel,
Très bel hommage.
Permettez-moi de vous lire les premières phrases de Lettre à D. Histoire d'un amour
«Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien.»
Histoire de la recontre d'un homme et d'une femme. L'harmonie du corps et de l'âme. Infinie promesse et promesse d'infini.
SUBLIME...
Vous avez rendu là un magnifique hommage au philosophe. On y sent l'admiration intellectuelle, on y perçoit l'affection filiale.
C'est important également que des gens comme vous puissent dire leur émotion et leur intérêt pour des domaines plus intellos.
A refaire (si ce n'était le contexte).
Bonjour M-E Leclerc,
J'apprécie les commentaires précédents.
C'est tout l'intérêt d'un blog il me semble que de pouvoir affirmer autre chose que des problématiques commerciales, principales préoccupations certes de son auteur.
Je suis actuellement encore étudiant. J'aimerai créer une entreprise. Un jour.
La leçon que je retiens de tout cela est que l'arbitrage tête bien faite, tête bien pleine me paraît un peu restrictif, il faut un projet personnel!
Bonne continuation.
J'ai eu la chance de découvrir André Gorz il y a plusieurs années, mais je n'ai jamais autant aimé un de ses livres que Lettre à D qui se lit en une heure et vous suit à jamais... C'est une très bel hymne à un amour fusionnel qui se comprend à la lecture des années passées. C'est top de top je ne saurai trop le recommander !
MEL, Votre hommage est superbe, on comprend mieux vos qualités d'orateur quand on sait que jeune vous avez pu échanger avec de tels hommes.
Merci Michel de m'avoir fait connaître André Gorz et - mais pas assez - son épouse Dorine. A travers ce portrait plein de vie, je t'ai découvert un peu plus. J'aurais aimé avoir su écrire ce message ponctuant «Lettre à D.». Quelle épreuve! Mais quelle preuve! A bientôt.
Pascal.
Bon jour...J'en ai appris un peu plus sur André Gorz en lisant ton article sur le blog qu'à travers les descriptions "officielles"
de l'internet et çà me fait plaisir car au commencement du philosophe, de l'artiste ou de l'entrepreneur ou encore du politique, il y a un homme et c'est essentiel que de le connaître...et j'ai le sentiment que "l'être" tient vraiment la place principale dans l'oeuvre d'A.G.
Je suis arrivé par hasard sur ton blog, et j'y reviendrai.
jmc
C'est par André Gorz que je découvre Michel-Edouard Leclerc. Première surprise arès la mort stoïcienne d'un homme dont j'ai lu, admiré et travaillé tous les livres. Je fréquenterai désormais votre blog. merci
Le dernier article d'André Gorz est disponible sur http://www.rue89.com/2007/12/22/document-le-dernier-texte-dandre-gorz
Bonjour Michel,il vous était facile de ne parler que de problématiques,de courbe de Gauss.Mais fort heureusement j'ai découvert votre intelligence et votre sensibilité à fleur de peau.
Restez comme vous êtes,ne changez rien.
Toute ma considération.
Daniel
je viens de lire le post de ME Leclerc. J'ai moi aussi connu A Gorz qui m'avait pris en affection pendant quelque temps alors que j'étais responsable national de la jeunesse d'un grand syndicat.
Il m'a fait rencontrer Marcuse en tete à tete pendant une après midi entière. Ca a été un immense privilège pour moi que je dois à André Gorz qui était passionné par l'évolution de la génération 68. Il m'a fait aussi rencontrer Jean Daniel pour mettre sur pied une série d'enquêtes sur un sujet proche. Mais là j'ai décroché devant la suffisance du personnage dont je lis pourtant toujours les éditos dans l'Obs.
En tout cas, André Gorz reste pour moi un immense penseur qui n'a pas été remplacé ni dans sa recherche ni dans son comportement.
MEL essayez de vous en souvenir dans votre job...
Je le connaissait sous le nom de Gérard Horst .Il m'a converti à l'altérité et à une certaine idée de mon prochain .J' avais 15 ans,Dorine et lui ont convaincu mes parents de m'envoyer pendant 3 mois travailler dans un kibboutz ( du parti MAPAM ) en Israël ,l'été 1963.Cette expérience et les nombreuses conversations que nous avions eues à l' époque ont beaucoup comptées dans mes orientations personnelles ainsi que professionnelles.Je suis particulièrement touché par l' hommage qui lui est rendu aujourd'hui.

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