
Art Spiegelman - © FEP - Jean Bibard
Art Spiegelman est (et restera) l’auteur d’un très grand chef-d’œuvre : « Maus , a survivor’s tale » (un survivant raconte).Edité en 30 langues (Casterman pour la France), « Maus » est la seule bande dessinée à avoir reçu le Prix Pulitzer (en 1992).
« Maus » retrace, sous la forme d’une société animalière, la vie d’une famille juive (celle des parents de Spiegelman) pendant la Shoah, dans les camps. Sous la plume de l’artiste, les souris juives essaient de survivre aux nazis (des chats), les Polonais sont des cochons, les libérateurs américains sont des chiens. Une fable noire qui a permis à Art Spiegelman de créer la distance et l’humour nécessaires pour décrire l’indicible.

Le problème, quand on a conçu une œuvre majeure de cette importance, c’est d’exister « avec ». Et aussi « après ».
Au début, l’artiste trouve dans le succès une sorte de piédestal confortable, mais finalement bourré de chausse-trappes. Difficile de remettre le couvert, qu’il s’agisse d’écrire des livres pour enfants ou d’évoquer, dans une nouvelle BD, le drame du 11 septembre et la schizophrénie américaine « A l’Ombre des Tours Mortes » (Casterman).
La situation devient très vite intenable. Art Spiegelman en a vécu l’expérience. « Maus » est devenu le succès exclusif qui occulte le reste de son œuvre. Pire, il efface sa propre personne d’autant que « Maus » relatait avant tout la vie des parents de l’auteur. Comment parler de soi (problème très freudien dont sont friands les artistes de la communauté juive new-yorkaise) quand tout vous relie au cordon ombilical. Un cordon d’autant plus visible que vous en avez exprimé l’indestructibilité.
C’est la mission impossible de « Breakdowns », paru le mois dernier et, gage d’amour pour le public français, chez un éditeur bien de chez nous, en prime time, avant la version que découvriront les Américains prochainement.

Je dis mission impossible parce qu’avant et après « Maus », il n’y a rien, il ne peut rien exister qui ne paraisse petit, mesquin, annexe.
L’auteur tente bien de nous rappeler, à travers les périples d’une mémoire qu’il aimerait partager, qu’il fut d’abord un auteur d’avant-garde, un auteur expérimental dans le mouvement underground américain des années 70, « un acteur majeur » (comme le rappelle Mathieu Lindon dans Libé du 20/03). Et c’est vrai ! On a oublié le caractère novateur, risqué de ces BD décalées, résolument anti-académiques (Robert Crumb et le collectif d’artistes déjantés de MAD). Elles se référaient à deux ou trois générations de comics publiés par Marvel, mais pour revendiquer, afficher, jeter à la face des consommateurs robotisés d’une société hyper matérialiste la part intime de chacun de nos êtres : la culpabilité sociale, l’identité par le sexe, le rejet des idéologies, des religions, et même le droit au non-engagement… Ouf !
Mais Dieu, que tout cela a terriblement vieilli. Ce discours fait déjà partie de notre histoire, de l’histoire de l’Art. Peut-être Art a-t-il cru que les Français méconnaissaient cette aventure éditoriale ! Toujours est-il que le résultat n’est pas celui qu’il escomptait.
Oh, je ne parle pas des critiques officiels, des experts, des sachants ! Ils font tous les gorges chaudes de cette re-visitation du passé. Ils entretiennent complaisamment le besoin de reconnaissance de l’artiste. Et, probablement, la thérapie fonctionnera-t-elle. Mais pour moi, tout ça a des petits airs nécrologiques. Ces compliments dénotent une vraie absence de sens critique vis-à-vis des survivants du radicalisme américain réduits au rôle de radoteurs, de vieux beaux qui, de feu Norman Mailer à Don DeLillo, ressassent leur appartenance à la Gauche, mais dans un combat résumé à la seule posture anti-Bush.
Art Spiegelman, à mon sens, se méprend. Il a raison dans sa dénonciation de l’hypocrisie culturelle US : celle qui interdit de fumer mais qui continue à polluer, celle qui affiche son puritanisme, mais pour mieux mater, etc. Mais cet engagement de l’artiste reste finalement commun, quasi banal, insuffisant pour le faire exister en tant que personne, autrement que comme l’auteur de « Maus ».
Oui, n’en déplaise à Art à qui je voue une énorme admiration, il lui faudra, toute sa vie, assumer sa grande œuvre.

Ce qui est justement intéressant dans « Breakdowns », c’est l’osmose de l’artiste avec son sujet. « Breakdowns » met en scène l’obsession quasi woodienne (Woody Allen) qui le hante et qui le place, malgré lui, au centre du drame familial.
La mère rêvait d’un fils artiste. Elle l’incitait à transformer tout gribouillis en un génial dessin. Elle s’est suicidée sans lui laisser un mot. Le père a survécu au camp de concentration. Mais n’a jamais considéré « Maus » comme une œuvre artistique. Il « n’a jamais regardé mes dessins…ni jamais remarqué mes souris ».
Art Spiegelman va ainsi d’un miroir à l’autre, à la recherche du lien avec ses parents. Terrible révélation de sa non-identité propre. Art, c’est le diminutif d’Arthur, leur fils. Mais Art, c’est aussi comme « artiste ». Tel le Hollandais volant, il est condamné à n’être que l’éternel auteur d’une « fiction non fictionnelle ». Il n’est qu’au service de son œuvre.
« Breakdowns » est le portrait d’un artiste en camisole.

Art Spiegelman - © FEP - Jean Bibard
9 Commentaires
Ca c'est vraiment intéressant. Je suis un fan absolu de Maus, sans savoir que pour Spiegelmann il ait pu y avoir un avant et un après dans son oeuvre créatrice.
Je vais lire cela quand même.
Merci
Dans la BD, là-bas,ça n'est pas si courant.
A bientôt
Après les échauffourrées de ces derniers jours sur les médicaments où par blog interposé vous avez fait "le coup de poing" avec les potards (pharmaciens), merci de nous offrir avec l'auteur de Maus une respiration...
Dans ce monde de brutes!
Vous n'avez pas peur que ces enragés de pharmaciens viennent vous dire que vous "noyez le poison" avec votre texte sur la BD ?
j'ai trouvé cet album plus satisfaisant que "A l'ombre des Tours mortes". Néanmoins, même aimant les comics américains, j'en trouve la lecture très difficile.
J'en suis resté à votre premier tome de votre "itinéraire dans l'univers de la BD". J'ai vu que sur Amazone, vous sortiez un deuxième tome. Si l'info est exacte, à quand est prévue la sortie ?
je souhaite adresser une invitation à Michel Edouard Leclerc pour un festival BD que notre association organise en région parisienne à Puteaux les samedi 24 & dimanche 25 mai prochain. Nous souhaitons le remercier pour tous ses engagements en faveur du 9ème art en l'invitant à partager le traditionnel repas du samedi soir du festival en compagnie des auteurs; repas qui se tiendra dans un cadre prestigieux encore tenu secret ! pouvez vous m'indiquer la procédure à suivre pour transmettre l'invitation ? merci d'avance.
d'autre part très bon article sur M.Spiegelamn, je partage totalement l'avis de M.Leclerc sur l'occultation de l'oeuvre "Maus" par rapport à l'histoire de son génial créateur !
cordialement.
j'ose proposer à MEL un spectacle décapant sur l'entreprise, écrit par Michel VINAVER et qui se donne au THEATRE DE LA COLLINE à PARIS du 17 mai au 15 juin si son emploi du temps le lui permet je serais heureux de passer quelques minutes avec lui a l'issue de la représentation.
Continuer à penser comme vous le faites cher MEL! Bien à vous!
AL.
Vous êtes également connu en tant que bédéiste.
Je ne suis qu'un intermédiaire pour le moment : on me demande si vous avez reçu un courrier accompagné de documents de la part d'un artiste malgache qui est comme vous. Juste pour savoir et quelle suite entendez-vous donner à sa requête.
Pour en terminer, franchement, je trouve que vos prix sont très abordables et même, concernant certains produits, les vôtres sont les moins chers. Je fais toutes mes courses à Leclerc lorsque je suis à Villeneuve sur Lot. Encore merci Monsieur LECLERC.
A bientôt
Mia